Alchimie, de la nigredo à l'albedo
En alchimie, nous avons à nous positionner dans « le lieu où l’on veut ». De quel lieu parle-t-on ? Nous sommes sur un chemin initiatique, dans le cadre d’un travail spirituel. Il s’agit d’un endroit particulier qui n’est pas nécessairement à l’extérieur de nous. C’est le lieu intérieur de la rencontre avec la part la plus élevée de notre être. Le chemin est montré, mais l’accès n’est pas simplement donné, il faut travailler avec application et persévérance pour mériter d’y parvenir.
Qui est le sujet qui exprime une volonté ? Vu où nous sommes et où nous en sommes, la volonté n’est pas celle de l’intellect ou du mental. Ce n’est pas un caprice qui peut s’exprimer, ni l’ego, mais bien cette partie enfouie que nous sommes allés chercher, que nous avons déjà croisée. Il s’agit du Soi de la psychanalyse freudienne, du Sur-Moi de Jung, de la Supraconscience de Sri Aurobindo, de l’Esprit des mystiques du Livre.
C'est l’ouverture d’un espace sacré permanent en soi, l’accès à un niveau de conscience élevé. C’est le lieu dans lequel se situe en nous la volonté sublime d’incarner le Divin dans la matière, la source du désir au sens où l’entendait le philosophe inconnu Louis-Claude de Saint-Martin.
Louis-Claude de Saint-Martin a défini l’homme comme « homme de désir » en postulant que le moteur de toute action est un désir. Il propose de devenir spectateur du désir et non son serviteur. Au lieu de nous laisser mener systématiquement, inversons le sens du courant et observons la racine du désir. Elle conduit à la source de vie en nous qui vibre dans la glande pinéale. Ainsi pour lui, ce qui est important c’est de se connecter avec la source intérieure du désir, pas forcément de lui donner une issue. C’est une méthode de méditation qui peut conduire à des états de conscience très élevés.
En alchimie, nous dirions que la nigredo a atteint le point le plus bas, les palais fermés de la Reine et du Roi ont été visités. L’albedo va pouvoir se vivre en accédant aux palais ouverts du Roi et de la Reine. En effet depuis le début de notre démarche, nous sommes guidés vers nos ombres afin de les visiter et de les éclairer.
Nos ombres sont l’orgueil, la vanité, l’ignorance, l’égoïsme, l’avidité, l’impulsivité, la haine et la faiblesse qui alimente nos peurs. A des degrés différents et souvent hors de sa conscience égotique, chacun les porte en lui et est influencé par ses ombres. Il vit avec la culpabilité de les nourrir et la frustration de ne pas toujours les dépasser. Nous portons aussi la frustration de ne pas arriver à exprimer dans sa plénitude la beauté qui est en nous, la joie dont on sent qu’elle aimerait se manifester, ce partage, cette fusion que l’on sait possible mais qui se dérobe.
La fin de la nigredo offre la confrontation à la dernière part d’ombre enfouie, la confusion entre l’ego et le Soi, l’orgueil de croire que le mental pourrait être sublime. Que le « Je » serait ce petit « je » qui flotte comme un bouchon à la surface de l’eau tumultueuse d’un torrent, qui se met en colère, est jaloux, veut que sa propre volonté soit faite et a soif de toute-puissance.
Le travail spirituel consiste à reconnaitre la nature de ces « Je », et la présence des ombres en nous. La voie sèche propose, au lieu de suivre la morale chrétienne et de chercher à les éradiquer, les reconnaitre et d’accepter qu’elles font partie de nous. Certes nous n’en sommes pas fiers mais elles sont le porte greffe des vertus à développer que sont la bonté, la vérité, la sagesse, la justice, l’amour et au sommet l’humilité sincère et vraie (l’autre n’étant que vanité et ignorance).
Nos ombres sont des pierres grossières qu’il va falloir mesurer et sur lesquelles nous aurons à travailler pour leur donner la forme voulue. Elles sont nécessaires pour construire le Temple, ce serait une grave faute de rejeter la moindre de ces pierres brutes. Il existe une légende au cours de laquelle un tailleur présente sa pierre au chef de chantier. Cette pierre ne ressemble à aucune autre, aussi le chef de chantier réprimande le compagnon et ordonne de jeter cette pierre au rebut avec les déchets de taille. Au moment de finir la croisée d’ogives principale, il manque une pierre dont on voit qu’elle doit avoir une forme très différente de celle des autres pierres. Le chef de chantier se rappelle qu’il a déjà vu une pierre ayant ces caractéristiques et tout le monde recherche parmi les ordures cette pierre pour pouvoir terminer l’ouvrage.
Nos ombres sont nourries par la plus pure énergie de vie, lutter frontalement contre elles consiste à les renforcer ou à nous mutiler. Le travail spirituel est alors de constater les déviances conduisant à nos défauts et errements puis de souhaiter leur transformation. Nous devons rester en pleine conscience des processus qui se jouent sans quitter une posture de neutralité bienveillante envers nos propres efforts et échecs, comme on peut l’avoir avec un petit enfant qui apprend.
On n’arrive pas au but du premier coup, mais en gardant l’intention et en restant doux et maternel envers nous-même, des progrès sensibles vont se produire. L’éveil de la conscience peut être lent ou fulgurant, mais chaque pas, quelle que soit sa taille est irréversible. Il constitue un acquis sur lequel nous pourrons compter à l’avenir.
Pour rappel, selon les anciens, nous possédons trois corps, le corps physique, l’âme et l’esprit. « Mens sana in corpore sano. » disait Thalès : « Un esprit sain dans un corps sain. » Une vision juste pour exprimer que les travaux de l’esprit nécessitent de prendre soin du corps, à l’opposé de la vision médiévale qui méprisait le corps physique des hommes et plus encore celui des femmes.
Chaque corps se constitue et se développe selon la qualité de ce avec quoi on le nourrit. Le corps physique se construit et se renouvelle avec ce que nous mangeons, d’où l’intérêt d’avoir une alimentation de qualité excluant ce qui est nuisible à ce corps. L’âme se construit et se nourrit avec nos sentiments, pour cela les écoles initiatiques insistaient sur la nécessaire maîtrise des sentiments pour fortifier son âme. L’esprit se nourrit de nos pensées, bien entendu, la qualité de nos pensées et leur élévation avait selon les anciens un impact direct sur la qualité des manifestations de l’esprit. On comprend mieux les règles d’ascèse que les écoles initiatiques et les mouvements spirituels conseillent à leurs adeptes.
Le travail a constitué à accepter qu’il existe une part d’ombre en nous et chez les autres. Notre part se concrétise par nos peurs, peur de manquer, de ne pas être reconnu à la valeur que nous estimons de nous-même, peur de souffrir, peur d’être abandonné, peur de mourir. Elle se concrétise aussi par nos pulsions et nos colères. Lorsque nous voyons l’ombre tapie dans le comportement d’autrui, ne le confondons pas avec, faisons la part des choses et restons bienveillants. Ceci ne signifie pas d’accepter n’importe quoi, mais de tenir compte du fait que chacun a son histoire et voyons ce qui résonne en nous avec ce comportement. Nous serons plus à même d’indiquer qu’il est inapproprié à celui qui en est l’auteur en le respectant.
Toutes nos peurs se sont construites et installées en nous très tôt, elles constituent ce qui est appelé l’enfant intérieur. Cet enfant est blessé, il a mis en place des stratégies nombreuses pour cacher ses blessures ou les refouler pour arriver à vivre comme un adulte dans notre société qui ne veut pas le voir tel qu’il est. Ses carapaces sont l’orgueil, le mensonge, l’adoption de postures fausses. Au fond de lui il en a conscience et en souffre. L’ego se constitue en rempart et l’anesthésie avec la volonté de l’aider en l’enfonçant hélas davantage avec toutes ses turpitudes et manigances.
La nigredo est la période d’introspection qui va permettre à l’apprenti sincère que nous sommes d’aller à la rencontre des blessures de cet enfant, de les accepter, de les reconnaître comme siennes. D’éclairer ses zones d’ombre. Le travail ne sera pas de lutter et d’éradiquer ces « défauts » mais d’en accueillir les causes et de consoler puis aider à se relever l’enfant intérieur pour qu’il devienne un adulte sain, responsable de ses actes et de sa position, respectueux, humble et bienfaisant.
Grandir correspond à la définition de l’homme adulte selon Kant : « Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! »
S’il bénéficie d’un accompagnement bienveillant, celui qui traverse ce stade en est peu affecté, celui qui est seul ou mal guidé peut passer des moments difficiles qui s’éternisent et rester bloqué dans son développement spirituel. Tant que toutes le zones d’ombre n’ont pas été accueillies et éclairées, il est dangereux de s’engager dans l’albedo, des rechutes sont à prévoir, souvent elles sont d’une extrême violence.
Le point bas précédant l’ascension spirituelle nécessite de retrouver cet enfant en soi et le Christ, comme l’ensemble des maitres, l’a dit plusieurs fois à ses disciples :
Matthieu 19.14 « Et Jésus dit : Laissez les petits enfants, et ne les empêchez pas de venir à moi ; car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. »
Marc 10.15 « Je vous le dis en vérité, quiconque ne recevra pas le royaume de Dieu comme un petit enfant n'y entrera point. »
L’albedo va conduire cet enfant près du sein maternel, qui est alchimiquement représenté par la Vierge à l’enfant, la plus sublime représentation de cet instant est la Vierge allaitant cet enfant. Il s’agit de l’expression de l’accueil du principe féminin en nous, ouvrant la voie vers les étapes suivantes. En effet, cette Vierge est notre pôle féminin qui doit s’exprimer pleinement pour l’accomplissement de l’œuvre, pour qu’ait lieu la fécondation avec notre principe masculin qui se produira plus loin sur le chemin. L’homme en chemin découvre alors le plaisir de la douceur et accepte qu’elle s’exprime, mais pour l'instant nous n’irons pas plus loin.
Comme nous venons de le voir, la nigredo a consisté à descendre profond en nous, à analyser nos pulsions, nos traits de caractère pour y reconnaître nos ombres. Il y a là des moments difficiles pouvant conduire jusqu’à une forme de détestation de soi. Vient maintenant le temps de la construction du Grand Oeuvre. Il s’agit d’une construction symbolique. Il y a un plan à exécuter. Nous avons constaté la présence de nos ombres, mais aussi et heureusement, celle de notre propre lumière, cette lampe alimentée par l’équilibre entre nos deux polarités, masculine et féminine.
Parce qu’il ne peut y avoir d’ombre si aucune lumière ne vient la révéler, la découverte de nos ombres nous confirme la présence de la lumière en nous. Notre vision de la Vérité s’approche de celle de Spinoza, « Certes, comme la lumière se fait connaître elle-même et fait connaître les ténèbres, la vérité est norme d'elle-même et du faux », elle devient un état factuel de la matière, y compris spirituelle.
Les symboles vont parler et devenir simples et clairs à comprendre, sans mot inutile, sans filtre, la Sagesse, la Justice, l’Amour, la Bonté et la Vérité vont devenir accessibles et constituer un mode de vie. L’Humilité et la Bienveillance envers soi et envers les autres vont permettre à l’être de d’épanouir pour avancer dans les mystères de la connaissance. La plénitude n’est pas encore là, il reste un long chemin à parcourir mais les fondamentaux sont installés et à l’œuvre.
En ce joli jour, je vous souhaite d'entrer dans le domaine de l'albedo, autant dire le meilleur
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